Le courage judiciaire : mythe ou réalité ?

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jeudi, 25 octobre 2018
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Le langage est un formidable outil de communication ne connaissant aucune frontière et forgeant le monde de demain. En Amérique, dans le nouvel environnement façonné à hauteur d’homme par les médias sociaux, voilà que les croyances de tous et chacun supplantent la raison, les faits alternatifs remplacent la vérité et le vocabulaire masque la réalité. Les qualificatifs « activiste », « réactionnaire », « libéral » et « conservateur » contaminent le débat public et sont utilisés à souhait par les uns et les autres. C’est une pollution dont cherchent à se prémunir les tribunaux, qui trouvent réconfort dans la preuve et le droit. Mais dans l’arrière-cour, de prétendus experts et commentateurs de tout acabit – qui ne cachent pas leurs sympathies politiques –s’en prennent allégrement au pouvoir judiciaire, comme si la justice était un sport extrême où le juge peut être mis en accusation.

Dans un essai récemment publié dans le Western Journal of Legal Studies, je propose une redéfinition – mieux une réconciliation – de la retenue judiciaire que l’on aime opposer à l’activisme judiciaire: « Does Judicial Courage Exist, and if so, is it Necessary in a Democracy » ? (Le courage judiciaire existe-t-il et, dans l’affirmative, est-il essentiel à la démocratie ?) (2018) 8:2 online: UWO J Leg Stud 6 https://ir.lib.uwo.ca/uwojls/vol8/iss2/6/. À mon avis, la notion de courage judiciaire décrit mieux la réalité complexe de l’intervention judiciaire. Celle-ci est loin d’être unidimensionnelle : la vertu et le devoir sont étroitement liés et peuvent même entrer en conflit. Or, l’indépendance judiciaire se nourrit de la primauté du droit, qui repose sur l’engagement – sans compromission – à «faire ce que doit ». Les juges courageux appliquent – en pleine conscience et de façon impartiale – les lois en vigueur, telles qu’ils en conçoivent l’objet et la portée véritable, et sans égard à la popularité de leurs décisions.

Qu’à cela ne tienne, le contrôle de la légalité de l’action gouvernementale et législative est constitutionnellement garanti. C’est encore le meilleur moyen d’assurer le maintien de l’État de droit sans effusion de violence. La transparence du processus judiciaire est renforcée par des motifs de décision rationnels et convaincants, tandis que les erreurs de droit ou de fait peuvent être corrigées en appel. Des détracteurs auront beau jeu d’amalgamer le courage judiciaire et l’activisme politique. De telles insinuations font cependant fi de la dimension éthique de l’activité judiciaire, laquelle présume de l’honnêteté intellectuelle et de l’impartialité du magistrat. Justiciable devant Dieu ou sa conscience, chaque juge construit quotidiennement la légitimité du pouvoir judiciaire. Le courage du juge n’est donc vraiment vertueux que lorsqu’il est apparié à l’affirmation de la primauté du droit.

On entend souvent dire que les démocraties sont en crise. Si la séparation des pouvoirs semble constituer – en théorie du moins – un rempart contre l’autoritarisme, l’histoire nous apprend qu’il faut demeurer vigilant. Après tout, Hitler s’est construit sur une démocratie vacillante qui avait perdu foi en l’homme et l’égalité entre individus. La magistrature – celle d’aujourd’hui et demain – ne peut demeurer indépendante sans une responsabilisation des individus. La primauté du droit ne se suffit pas elle-même : elle a besoin de juges courageux. Le pacte de confiance du public dans la démocratie repose sur l’accès à la justice – un accès ne tolérant aucun compromis lorsqu’il est question de taire les libertés fondamentales et les droits démocratiques de tous et chacun.

En somme, c’est dans notre nature d’êtres raisonnables que nous, les humains, acceptons de vivre librement dans un État de droit. Le droit constitutionnel canadien n’est pas le fruit d’une idéologie, il ne l’a jamais été. L’actualisation des principes démocratiques donnant vie à la loi se fonde sur un pouvoir judiciaire éveillé. La Constitution ne serait pas l’« arbre vivant » que nous connaissons sans la reconnaissance judiciaire de la dignité humaine. C’est justement par la voix du courage – politique et judiciaire – que se perpétuent les traditions inaliénables de liberté et d’égalité qui nous sont si chères, mettant en valeur une justice digne de ce nom.

À propos de l'auteur

L'honorable Luc Martineau

L'honorable Luc Martineau

Juge de la Cour fédérale

Fit ses études à l'Université d'Ottawa, 1977 (LL.L.) et 1985 (LL.M.). Admis au Barreau du Québec, 1978. Conseiller juridique au président du Conseil canadien des relations du travail, 1979-1981. Avocat et associé du cabinet Robert, Dansereau, Barré, Marchessault et Lauzon à Montréal, Québec, 1981-1990. Associé du cabinet Langlois Robert à Montréal, Québec, 1990-1996. Il a établi son cabinet à titre d'avocat, arbitre et médiateur à Montréal, Québec, 1996-2002. Nommé juge de la Cour fédérale du Canada, Section de première instance et membre de droit de la Cour d'appel, le 25 janvier 2002, et juge de la Cour d'appel de la cour martiale du Canada, le 18 avril 2002. Depuis le 2 juillet 2003, date de l'entrée en vigueur de la Loi sur le Service administratif des tribunaux judiciaires, il est maintenant juge de la Cour fédérale.  http://www.fct-cf.gc.ca/fc_cf_fr/Bio/Martineau.html