L’application de la Charte: aperçu d’un champ de bataille

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mercredi, 16 août 2023
Publié dans Dernières nouvelles

Ce billet fait partie d’une série de blogues sur les «décisions de la CSC et plus encore» rédigés par notre collaborateur James Hendry. Pour lire les autres billets, cliquez ici.

Texte original en anglais


Il est rare qu’un juge d’une cour d’appel supérieure qualifie un point d’inflexion dans la méthodologie de la Charte de « champ de bataille » entre deux approches interprétatives (Boloh par. 21). Le juge Stratas de la Cour d’appel fédérale a récemment rejeté l’interprétation faite par un juge de la Cour fédérale du droit d’un citoyen d’entrer au Canada en vertu de l’article 6, ordonnant au Canada de s’engager dans le sauvetage potentiellement dangereux de quatre Canadiens détenus dans des conditions épouvantables par l’Administration autonome de la Syrie du Nord et de l’Est.  

Il faut dire qu’il n’y a pas eu de feu d’artifice judiciaire, comme au temps où feu le juge Scalia prônait l’originalisme. Selon cette théorie, les juges doivent interpréter la constitution sur la base de la compréhension que les auteurs en auraient eue, vers la fin du XVIIIe siècle. L’idée est que les juges doivent appliquer le texte tel qu’il a été rédigé, laissant au «peuple» le soin de le modifier. La méthode originaliste continue de faire des remous dans le milieu juridique aux États-Unis.

L’interprétation de la Charte

Le juge Stratas affirme qu’il n’est pas un textualiste déléguant l’interprétation au dictionnaire (par. 26). Il commence sa réflexion comme le ferait un originaliste, en notant que la Charte ne peut être modifiée que selon les formules de la Loi constitutionnelle de 1982 (par. 17). On peut supposer qu’il veut faire comprendre que les juges ne doivent pas modifier les droits par l’interprétation. Il soutient ensuite que le texte sert de guide pour interpréter un droit, tout en tenant compte des autres considérations contextuelles reconnues dans le critère «classique» de l’arrêt Big M Drug Mart. L’objet d’un droit doit être déterminé par le caractère et les objectifs plus larges de la Charte, la formulation du droit, son contexte historique, linguistique et philosophique, ainsi que les droits connexes qui donnent des indices sur l’objet, le tout aboutissant à une interprétation généreuse qui ne devrait pas dépasser ou déformer l’objet, mais garantir la pleine protection de la Charte (par. 18, 23). Par moments, il ressemble à un originaliste, pour qui le texte et le contexte des droits doivent être évalués en fonction du moment où ils ont été inscrits dans la Charte (par. 26, 32).

Il définit la méthode opposée d’interprétation de la Charte comme une approche plus ouverte, avec laquelle la Cour a «joué» à partir du tournant du millénaire, lorsque le texte est devenu une «invitation» pour déterminer l’«esprit» de la Charte, ce qui a donné lieu à de nouveaux droits non écrits qui ont sapé le texte et les précédents, créant ainsi une incohérence doctrinale (par. 20).

Il est manifestement soulagé que la Cour ait récemment atteint ce point d’inflexion sur le «champ de bataille» de l’affaire 9147-0732 Québec inc. confirmé dans Toronto, qui a rétabli une application rigoureuse et objective de l’approche Big M pour interpréter l’objet d’un droit, le texte fournissant la contrainte essentielle sur les autres considérations et rejetant de manière décisive l’approche plus ouverte qui favorisait l’activisme judiciaire (par. 23-27).

L’interprétation de l’article 6

Le juge Stratas part du texte qui confère un «droit d’entrer » et constate qu’il ne s’agit manifestement pas du droit positif recherché par les requérants (par. 33). Il estime que la Cour a déjà défini l’alinéa 6(1), comme un droit négatif, empêchant l’exil ou les obstacles au retour. Ce n’est pas le cas ici.

Probablement parce que le juge de la Cour fédérale a tenu compte des sources internationales, le juge Stratas fait référence à la discussion sur l’utilisation inappropriée du droit international et étranger dans l’affaire 9147-0732 Québec inc. comme étant un facteur ayant contribué à l’approche ouverte. Il note le point de vue de la Cour, selon lequel le droit conventionnel ou coutumier liant le Canada ne peut qu’appuyer ou confirmer une analyse de type Big M. L’alinéa 12(4) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, qui est contraignant, est à l’origine de l’article 6 et sa jurisprudence soutient l’analyse du droit négatif de la Cour (par. 48). Suivant la directive de la Cour dans l’affaire 9147-0732 Québec inc. pour expliquer la valeur de toute source internationale ou étrangère utilisée, le juge Stratas a rejeté le soutien à l’action positive que le juge de la Cour fédérale avait puisé dans la lettre d’un rapporteur spécial de l’ONU (par. 49-50).

En outre, il note que l’article 6 ne s’applique pas de manière extraterritoriale parce qu’il n’y a pas eu d’action canadienne dans cette affaire qui ait violé une obligation internationale, en s’appuyant sur les affaires McGregor et Hape (par. 56-57).

Il est intéressant de noter que la Cour d’appel fédérale a demandé des observations sur le critère d’établissement d’un droit positif en se fondant sur sa caractérisation de l’argument du demandeur. Un droit positif exige la preuve d’une ingérence substantielle du gouvernement dans l’objet ou l’effet d’un droit garanti par la Charte (Baier, par. 27, Toronto, par. 25). Ayant conclu que l’article 6 est un droit négatif et que le Canada n’a rien fait pour empêcher le retour, il n’y a pas de droit positif qui outrepasserait l’objectif du droit.  

Conclusion

Le juge Stratas se réjouit d’une inclinaison définitive pour une approche plus textualiste de l’interprétation de la Charte (par. 21-2). La juge Abella a exprimé sa dissidence dans l’affaire «victorieuse» 9147-0732 Québec inc. aux par. 74 à 80, observant que ces solides garde-fous textuels pourraient entraver l’évolution organique des droits garantis par la Charte, qui sont souvent formulés dans des normes ouvertes, et empêcher le Canada de participer au projet mondial de promotion des droits de la personne, au par. 106.

Par ailleurs, je me demande quelle est la force normative du droit étranger ou international s’il peut confirmer une interprétation dans Big M, mais ne peut pas contribuer sémantiquement au processus d’interprétation?

Aussi, qu’est-il advenu du principe d’interprétation de la Constitution, l’arbre vivant? Ce principe ne doit pas être balayé comme une simple source d’interprétation à tout va (Edwards, 106). L’évolution organique, et non la recherche rapide de solutions, a été préconisée même par les théoriciens politiques conservateurs depuis Burke. L’évolution demande du temps et de l’attention. Il suffit de penser à la somme de réflexion accordée à la jurisprudence sur l’égalité de l’article 15, depuis Andrews jusqu’à la dissidence convaincante de la juge Karakatsanis dans l’affaire Sharma.

Le juge de la Cour fédérale a travaillé très fort pour trouver un moyen d’étendre la portée de l’article 6 afin de combler une lacune dans la protection que la Charte offre aux Canadiens détenus dans des conditions extraordinairement épouvantables. Il a estimé que le fait que la Cour ait approuvé l’article 6 en tant que droit fondamental dans l’affaire Divito suffisait à élargir ce droit. Il a probablement poussé l’article 6 trop loin: peut-on imaginer que le gouvernement envoie une force armée pour escorter les demandeurs d’asile jusque chez eux, sans le consentement d’un pays souverain comme la Syrie? Mais son effort ne mérite-t-il pas d’être reconnu comme une tentative d’évolution raisonnée dans un cas extrême et non comme un choix opportuniste dans une «boîte de chocolats» (par. 50)? Sommes-nous en train d’assister à la naissance d’une approche plus exigeante dans les litiges fondés sur la Charte, ici comme dans la récente affaire du Conseil pour les réfugiés?

À propos de l'auteur

James Hendry

James Hendry

James Hendry a été rédacteur en chef de la revue Federated Press Charter and Human Rights Litigation de 1993 à 2016. De 2017 à 2022, il a également été rédacteur en chef et fondateur du PKI Global Justice Journal, publié aujourd'hui par la faculté de droit de l'Université Queen's.