Les émojis et le droit judiciaire: quelques défis (2)

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jeudi, 10 octobre 2019
Publié dans Dernières nouvelles

Partie 2: et votre émoji, vous l’écrivez comment?

Laurence Bich-Carrière[1]

 «Pour qui en émaille ses messages électroniques, l’émoji est un petit pictogramme qui permet d’exprimer une émotion ou d’illustrer un propos dans une communication électronique», écrivais-je en première partie.

Pour un ordinateur, par contre, l’émoji est un caractère parmi tant d’autres. À l’instar d’une lettre, d’un chiffre, d’un tiret ou d’une esperluette, l’émoji est l’expression d’un codage, systématisé par un organisme international appelé consortium Unicode qui attribue à chacun un code et un descriptif[2]. Les développeurs sont ensuite libres du rendu à donner à cette description et de la manière de l’encoder. Pourvu que les caractères soient lisibles d’une plateforme à l’autre, on admet de légères divergences dans le graphisme. De fait, les émojis sont souvent très semblables d’une plateforme à l’autre:

mais présentent parfois des divergences plus ou moins marquées:

[3]

Il est donc possible qu’un émoji envoyé depuis une plateforme donnée ne corresponde pas tout à fait à l’émoji reçu dans une autre et partant, que le message reçu ne corresponde pas tout à fait au message envoyé. Si de telles divergences sont un terreau fertile pour des débats proprement interprétatifs, elles portent également des défis formels: comment rendre compte de l’existence des émojis dans un jugement, le cas échéant?

Ainsi, le tribunal qui reproduirait une conversation ponctuée d’émojis sans que ceux-ci soient déterminants peut-il les omettre comme s’ils n’avaient jamais existé ou devrait-il indiquer «émojis omis» comme on voit parfois «références omises» ou «orthographe corrigée»? Et si les émojis sont pertinents, s’ils ajoutent au message ou aident à l’interpréter — qu’ils suggèrent la cordialité ou la tension entre les interlocuteurs, qu’ils soient indicateurs d’ironie ou au contraire qu’ils renforcent le propos —, comment les reproduire dans les motifs?

Doit-on en «écrire» la description, selon l’intention constatée ou plutôt les reproduire? Et dans ce cas, est-il préférable de les encoder comme des caractères – ce qui est plus léger, plus propice à devenir un mot-clé dans une recherche,[4] mais qui porte le risque de divergence d’affichage – ou plutôt les coller dans les motifs comme des images, ce qui assure que l’émoji qui figure dans le jugement correspondra à l’émoji tel qu’il figurait dans la preuve?

Considérez ces saisies d’écrans d’une même conversation reproduite dans l’affaire R v Ukpebor, 2019 ABQB 261, par. 25[5] visualisée depuis deux plateformes:

Aux émojis reproduits, la juge d’instance ajoute une description, vraisemblablement celle qu’elle a constatée. Les visages «avec des larmes de joie» sont ainsi décrits dans le jugement comme à l’Unicode; au contraire des deux visages «avec des larmes», que l’Unicode décrit plutôt comme «pleurant bruyamment». Voyez aussi cet extrait de l’affaire R v. D.C.R., 2017 BCPC 80, par. 18[6], où les émojis ont été insérés comme des images et où ils font l’objet d’une description entre crochets.

Car les communications électroniques sont caractérisées par leur vitesse: il semble dès lors illusoire de s’attendre des utilisateurs qu’ils aillent vérifier comment les fiches techniques d’un organisme international décrivent l’émoji qu’ils s’apprêtent à envoyer — surtout que cet organisme lui-même change ses descriptions pour refléter l’usage réel ou rapporté des utilisateurs! À cet égard, les émojis illustrent ce qu’on a dit ailleurs: l’Internet peut être un palimpseste.

S’il y a là des défis pour les juristes, ils ne sont pas insurmontables: rendez-vous le 18 octobre 2019 à la conférence annuelle de l’ICAJ pour discuter de l’impact des technologies de l’information sur le droit de la preuve. <


[1] L’auteure abordera le sujet dans le panel 9 du 18 octobre 2019 dans le cadre de la conférence annuelle de l’ICAJ. Le propos est développé dans «Say it with [A Smiling Face with Smiling Eyes]: Judicial Use and Legal Challenges with Emoji Interpretation in Canada», publié à la Revue internationale de sémiotique juridique et disponible ici.

[2] Unicode, «Emoji» (s.d.), en-ligne

[3] Unicode, «Full Emoji List, v12.0» (24 septembre 2019), en-ligne.

[4] À terme. Les principales plateformes de recherche juridique ne permettent présentent pas d’effectuer des recherches par émoji, ni d’ailleurs avec divers symboles comme le signe de dollar ou le croisillon.

[5] La traduction est nôtre.

[6] La traduction est nôtre.

À propos de l'auteur

Laurence Bich-Carrière

Laurence Bich-Carrière

Laurence Bich-Carrière  [lorɑ̃s biʃ-karjɛr], n.f. (Montréal, 1985) ♦ 1° Juriste. Spéc. Associée en litige chez Lavery, de Billy.  Ancienne de l'Université McGill, Canada (bourse Greville-Smith; BCL, LLB, min. litt. & ling., 2008, liste d'honneur du doyen) et de Cambridge, Royaume-Uni (bourse de voyage MacDonald; LLM, 2009). Barreau du Québec 2009; Barreau de l'Ontario 2011. t Anc. auxil. jur. auprès de l'hon. Ian Binnie (Cour supr. Canada); Conf. de LaHaye de dr. int. pr. t Affil. univ. Centre Paul-A. Crépeau de droit privé et comparé UQÀM (responsabilité civile, biens, concours Mignault), UdeS (légistique, contrats pour ingénieurs). Affil. B. du Québec (procédure civile); B. de Montréal (éthique et professionnalismes); ABC-Q (recherche et gestion du savoir; international) t Reconnaissances. avocate JBM de l'année 2018 (litige); lauréate, concours d'éloquence Tony-Pemmers (Luxembourg, 2016); concours de plaidoirie Conf. int. des Barreaux de trad. jur. commune (Cotonou, 2015), prix de l'Orateur du JBM (Montréal, 2015) t Laurence Bich-Carrière a l'air sévère mais écrit sur les fantômes, les aveugles et les émojis et griffonne des bonshommes dans les marges de ses requêtes. t V. Juriste, avocate, tétrapilectomie. Comp. «bicher» (s'amuser). Syn. LBC.