Les émojis et le droit judiciaire: quelques défis (1)

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jeudi, 10 octobre 2019
Publié dans Dernières nouvelles

Partie 1: Et quand vous utilisez «👿🐙💮», vous voulez dire quoi?

Laurence Bich-Carrière[1]

Voilà comment le microblogue «Tweeting case law as emoji (badly)»[2] résume le jugement rendu dans Electricity Supply Board and Eirgrid Plc v. Commins, [2011] IEHC 316. Il est bien question de «travaux de construction», de «registres fonciers», et peut-être même y qualifie-t-on la «force» des arguments, mais de basketball, il n’est nullement question.

On peut en conclure que ce n’est pas demain la veille que les arrêtistes rédigeront leurs résumés en émojis. N’empêche que ces petits bonshommes ont fait, justement, leur petit bonhomme de chemin. À peu près inconnus en Occident avant 2012, leur prolifération dans les communications est depuis devenue virale. En moins de cinq ans, le seul émoji du visage avec des larmes de joie a été utilisé plus de 2 556 127 668 sur Twitter[3]. Et s’ils ponctuent désormais les communications électroniques, ils champignonnent de même les dossiers judiciaires où sont versées ces communications.

Pour qui en émaille ses messages électroniques, l’émoji est un petit pictogramme qui permet d’exprimer une émotion ou d’illustrer un propos dans une communication électronique, voire de dissiper une ambiguïté dans le message ou de montrer qu’on fait de l’ironie.

Je t’aime ♥. Quelle journée superbe ☼! J’ai hâte à l’exercice d’évacuation 😕.

Bien sûr, chaque utilisateur est libre d’utiliser un émoji comme il l’entend: sans doute l’envoi d’un émoji de cœur est-il assez simple à décoder mais on pourrait être surpris d’apprendre que le sapin et la feuille d’érable sont des raccourcis pour «la marijuana»[4] ou que l’émoji qui a la goutte au nez un «dormeur», suivant l’iconographie classique des mangas. Et que dire des idiotismes?

On peut imaginer l’interrogatoire:

«Décrivez à la cour les circonstances qui vous ont mené à envoyer ce texto avec un émoji de clin d’œil»

«C’est un bonhomme sourire»

«Mmm, sur ma copie, il a un œil fermé, c’est un clin d’œil»

«J’envoie toujours cet émoji. Il n’y a pas de connivence ou de provocation, c’est mon bonhomme sourire à moi.»[5]

Sans doute la personne qui a envoyé un message peut-elle expliquer ce qu’elle voulait dire et sans la personne qui a reçu le message peut-elle expliquer ce qu’elle a compris, mais que fait-on de message émanant de tiers? Ou d’affaires criminelles où l’accusé n’est pas tenu de témoigner? Comment «lire» un émoji lors d’un témoignage? des plaidoiries?

C’est ainsi que l’émoji, qui ressort à la culture écrite, présente, sinon un paradoxe, du moins une tension pour un système judiciaire largement fondé sur l’oralité.

Et on verra dans la partie 2 que le caractère technologique de ces éléments de «surécrit» pose lui-même certains défis.


[1] L’auteure abordera le sujet dans le panel 9 du 18 octobre 2019 dans le cadre de la conférence annuelle de l’ICAJ. Le propos est développé dans un article à paraître à la Revue de droit de McGill.

[2] Judge Robot, «Tweeting case law as emoji (badly)», @caselawemoji, en-ligne.

[3] Au 20 septembre 2019. Le site emojitracker.com répertorie l’utilisation des émojis sur Twitter depuis leur introduction sur la plateforme de microblogue en novembre 2014.

[4] The association comes from the resemblance between the cannabis buds and the fir tree or between the leaves of Japanese maples, long and slender like those of hemp leaves.

[5] D’après Dix v. The Twenty Theatre Company, 2017 HRTO 394, où il était question d’une émoticône toutefois.

À propos de l'auteur

Laurence Bich-Carrière

Laurence Bich-Carrière

Laurence Bich-Carrière  [lorɑ̃s biʃ-karjɛr], n.f. (Montréal, 1985) ♦ 1° Juriste. Spéc. Associée en litige chez Lavery, de Billy.  Ancienne de l'Université McGill, Canada (bourse Greville-Smith; BCL, LLB, min. litt. & ling., 2008, liste d'honneur du doyen) et de Cambridge, Royaume-Uni (bourse de voyage MacDonald; LLM, 2009). Barreau du Québec 2009; Barreau de l'Ontario 2011. t Anc. auxil. jur. auprès de l'hon. Ian Binnie (Cour supr. Canada); Conf. de LaHaye de dr. int. pr. t Affil. univ. Centre Paul-A. Crépeau de droit privé et comparé UQÀM (responsabilité civile, biens, concours Mignault), UdeS (légistique, contrats pour ingénieurs). Affil. B. du Québec (procédure civile); B. de Montréal (éthique et professionnalismes); ABC-Q (recherche et gestion du savoir; international) t Reconnaissances. avocate JBM de l'année 2018 (litige); lauréate, concours d'éloquence Tony-Pemmers (Luxembourg, 2016); concours de plaidoirie Conf. int. des Barreaux de trad. jur. commune (Cotonou, 2015), prix de l'Orateur du JBM (Montréal, 2015) t Laurence Bich-Carrière a l'air sévère mais écrit sur les fantômes, les aveugles et les émojis et griffonne des bonshommes dans les marges de ses requêtes. t V. Juriste, avocate, tétrapilectomie. Comp. «bicher» (s'amuser). Syn. LBC.