Le droit administratif et la montée du populisme
Dans son livre Les Bâtards de Voltaire : La dictature de la raison en Occident (Voltaire’s Bastards: The Dictatorship of Reason in the West, 1993), John Ralston Saul s’emploie à retracer comment la raison, un principe devant à l’origine libérer l’individu de la tyrannie de la monarchie et du système aristocratique, s’est dissociée de la moralité. En effet, la finalité de la raison n’est plus la recherche de la vérité et de la justice. En lieu et place, avance Saul, elle a été redéfinie comme méthode de gestion et érigée en structure. Dirigée par des élites qui lui apportent des réponses induites par la façon même dont le système est conçu, la population se voit refuser toute contribution au discours politique, social et juridique, sous prétexte qu’elle n’en saisit pas toute la complexité.
Plus récemment, des observateurs ont avancé que la montée du populisme est une conséquence de l’échec des démocraties libérales à nous représenter tous et non seulement les élites. La plupart des gens se sentent exclus des institutions démocratiques, et abandonnés par celles-ci. On nous dit de nous fier aux experts, mais jusqu’ici, cela ne nous a pas si bien servis. Quelle est la cause de l’accroissement des inégalités sociales et économiques, du tribalisme et de la croyance en des « faits alternatifs », des phénomènes paraissant à l’opposé des promesses de l’Âge de la Raison ? Eh bien, les experts semblent avoir du mal à expliquer cela dans une langue que la plupart des gens comprennent, mais en laquelle beaucoup moins ont confiance.
Quel rapport cela peut-il y avoir avec le droit administratif ? Peut-être aucun. Mais peut-être qu’à titre d’experts dans un domaine ayant des répercussions majeures sur la vie de millions de Canadiens, nous devrions nous pencher sur la désertion croissante de nos institutions démocratiques en faveur d’un populisme qui admire le pur pouvoir. Peut-être devrions-nous nous demander si nous avons joué un rôle dans la montée de ce phénomène et si nous pouvons prendre part à sa résolution ?
Saul fait valoir que l’une des conséquences du fait d’appréhender la raison comme une méthode ou une structure est que les experts peuvent prétendre n’avoir aucune responsabilité quant aux solutions qui s’avèrent injustes, défient le sens commun, ou qui tout simplement échouent à atteindre leur but. En effet, en tant qu’avocats, nous sommes formés à chercher des réponses à l’aide d’une méthode de raisonnement, dans le cadre d’une structure logique autonome (qui s’autodéfinit en grande partie). Ce processus par lequel nous trouvons des réponses, dont nous ferons découler de nouvelles réponses à l’aide de justifications rationnelles tout aussi convaincantes, ne peut être compris que par un expert. Comme l’explique Saul :
Mais quel est l’intérêt d’obtenir des réponses qui, faute de mémoire et d’entendement, n’ont aucun sens? Cet amalgame entre une réponse correcte et la recherche de la vérité est peut-être le signe le plus douloureux de notre confusion. Une curieuse confusion, à vrai dire! Organisées et calmes en apparence, nos vies se déroulent en réalité dans une atmosphère fébrile, pour ne pas dire frénétique. Des hordes de réponses « capitales » nous assaillent, puis s’envolent, soudainement dénuées de sens. Des chapelets de solutions « absolues » viennent résoudre les grands problèmes de notre société, après quoi elles se volatilisent sans que nous ayons eu le temps de prendre conscience de leur échec.
Il semble y avoir un énorme fossé entre les certitudes que nous éprouvons face au projet de justice administrative, d’une part, et l’insécurité et la confusion ressenties par les personnes et les communautés que le système est censé servir, d’autre part. Bien sûr, la raison et la mise en œuvre cohérente des principes valent mieux que les caprices d’un dictateur. Mais comment les tribunaux expliqueront-ils les notions de justice, d’équité et d’égalité de manière à ce qu’elles soient accessibles et pertinentes au non-initié ?
« Les tribunaux ont le respect qu’ils méritent », affirmait l’honorable John Evans lors d’une allocution en 2012. La simplicité de ce constat est séduisante. La plupart des plaideurs le comprendraient et seraient d’accord. En tant que praticiens du droit administratif, professeurs, arbitres de tribunaux et juges, nous pourrions ajouter : « ce n’est pas si simple » ou « vous ne comprenez pas ».
Pourquoi existe-t-il un tel gouffre entre ce que la justice commande et la manière dont nous l’exprimons ? Qui tire profit de cet écart ? Comment le combler ? Tous ceux qui ont le privilège d’occuper un poste leur permettant de faire évoluer la justice devraient tâcher de répondre à ces questions, car, pour paraphraser John Evans, la loi aura le respect qu’elle mérite.
Me Michael Gottheil est le président exécutif de Tribunaux de justice sociale Ontario (TJSO), et coprésident de la Table ronde nationale en droit administratif de l’ICAJ intitulée « Voici les principes. Ils ne vous plaisent pas ? En voilà d’autres. », qui aura lieu à Vancouver le 27 mai 2017 (en anglais seulement).
Les opinions exprimées dans ce blogue sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles de TJSO ou du Gouvernement de l’Ontario.