Les voitures sans conducteur

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mercredi, 24 août 2016
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L’automobile est certainement l’une des inventions qui a bouleversé la vie des gens au XXe siècle. Son impact a été considérable sur le phénomène de l’urbanisation et l’étendue des réseaux de transport en commun1. Pour certains, elle aurait même eu un effet au niveau des relations sociales, en agissant par exemple sur l’égalité homme-femme ou sur l’identité nationale2. Pour d’autres, l’arrivée de cette technologie a mené à la naissance du « système automobile » : 

« On constate — pour parler comme Michel Foucault —que « l’objet automobile » s’enchevêtre dans tout ce qui, lui étant extérieur, lui est de quelque manière indispensable : les routes, les rues, la signalisation routière, les règlements de police, les cartes, plans et guides, les stations-service et les garagistes, les assurances et les salles de traumatologie des hôpitaux, le secours routier et les motels, les sociétés de crédit pour les achats de voitures à tempérament, les expositions, salons, courses et concours d’élégance automobiles, les organismes de représentation et de défense des usagers, les experts en dommage après accrochage, et bien d’autres… Cet ensemble à la Prévert a reçu le nom de « système automobile », une expression qui sous-entend, au sein de la galaxie dont on vient d’énumérer quelques étoiles, l’existence d’une logique, — logique floue, dont la consistance et la cohérence ne s’éclairent qu’à la lumière de l’histoire. »3

Au XXIe siècle, une autre innovation risque à nouveau de changer le quotidien des citoyens : l’automobile sans conducteur. Les manufacturiers automobiles en annoncent l’arrivée sur le marché pour les années 20204.

Comment ce bouleversement nous affectera-t-il? Google fait l’annonce suivante de son projet :

Imagine if everyone could get around easily and safely, regardless of their ability to drive. Aging or visually impaired loved ones wouldn’t have to give up their independence. Time spent commuting could be time spent doing what you want to do. Deaths from traffic accidents—over 1.2 million worldwide every year—could be reduced dramatically, especially since 94% of accidents in the U.S. involve human error.5

Mais quelle est exactement cette technologie? D’abord, elle ne vient pas en format unique. Le SAE International (Society of Automobile Engineers International) répertorie 6 niveaux de véhicule autonome6 et les US DOT/NHTSA (U.S. Department of Transportation/ National Highway Traffic Safety Administration (NHTSA)) proposent une classification à 5 niveaux7 , allant de la voiture sans aucune automation à celle à conduite autonome complète.

Les avantages du véhicule automatique sont faciles à imaginer, mais les consommateurs ne sont pas nécessairement tous convaincus. Selon un sondage effectué par le AAA (American Automobile Association), trois quarts des Américains interrogés avouent craindre de circuler dans une automobile automatique8. Et s’ils ne sont pas nombreux, des accidents, dont l’un mortel, se sont produits9.

Comment adapter le droit à cette nouvelle technologie? Dans le domaine de l’automobile justement, l’état collabore avec les fabricants pour assurer la sécurité des véhicules. Ainsi, la fonction d’autovérifcation de ceux-ci est d’abord assumée par les fabricants10. Voilà un cas de ce que les auteurs appellent la gouvernance partagée11 ou la réglementation « adaptée ». Me James Flagal décrit ainsi cette réglementation adaptée :

La théorie de la « réglementation adaptée » et la « pyramide de la réglementation » ont été introduites pour la première fois par Ayres et Braithwaite dans leur ouvrage remarquable intitulé « Responsive Regulation » [Oxford, University Press, 1992]. Cette théorie a été avancée pour combler le fossé entre les deux théories opposées sur la réglementation qui ont émergé pendant les années 80. Selon la première, une approche stricte d’application de la loi était nécessaire pour dissuader les acteurs de contrevenir à la loi. La seconde a adopté le point de vue inverse et a proposé la persuasion comme premier outil de conformité. On lui a reproché de n’être qu’une autre façon de prôner la déréglementation. Les défenseurs de cette théorie ont soulevé qu’une application stricte de la loi était contre-productive, car elle minait le potentiel d’une relation de coopération entre les assujettis et les autorités de réglementation, et qu’elle diminuait la motivation d’une entreprise assujettie à se doter de fonctions d’autovérification. Ayres et Braithwaite ont tenté de réconcilier ces deux théories disparates en concevant la pyramide de la réglementation, une notion selon laquelle le programme d’un organisme gouvernemental en matière de conformité et d’application de la loi doit incorporer des aspects des deux théories et être calibré de façon à mener la réaction appropriée selon les circonstances de chaque cas.12

Dans les cas des automobiles, des Normes de sécurité des véhicules automobiles du Canada (NSVAC) sont imposées par l’État, établissant les niveaux minimaux de rendement des véhicules et des équipements. Pour vérifier que les véhicules atteignent ces niveaux de rendement, des essais doivent être effectués par les manufacturiers selon des méthodes prescrites et les résultats conservés dans des dossiers permettant à des inspecteurs de déterminer la conformité des véhicules aux normes prescrites. Ce n’est qu’à ces conditions que les marques nationales de sécurité (MNS), définies par la Loi sur la sécurité automobile13 et confirmant la conformité d’un véhicule, peuvent être apposées par les manufacturiers14.

La loi impose aussi aux manufacturiers de faire un rappel de tout véhicule atteint d’un défaut susceptible de porter atteinte à la sécurité. Transports Canada fait les enquêtes nécessaires sur les défauts ou sur les plaintes concernant la sécurité d’un véhicule15. C’est donc dans ce contexte d’autovérification et réglementation adaptée que le rédacteur des lois doit donc insérer ses projets de règles.

Enfin, le défaut de sécurité qui n’est pas détecté à temps peut causer un accident de la route. Les collisions impliquant des véhicules automobiles sont un facteur de risque important pour la santé publique. Le taux de victimes de la route au Canada, calculé en fonction du nombre de décès par milliard de véhicules-kilomètres parcourus, était, en 2008, de 7.4, ce qui plaçait le Canada au 10e rang comparativement à d’autres pays membres de l’OCDE16. En 2010, les collisions routières étaient la principale cause de décès chez les jeunes de 15 à 29 ans dans la plupart des pays industrialisés17. Comment peut-on minimiser le risque de collision et comment peut-on assurer une indemnisation des victimes des blessures corporelles ? Avant l’instauration des régimes actuels, les victimes restaient souvent sans indemnisation, ce qui a amené les autorités soit, à instaurer un système d’indemnisation sans égard à la faute pour le dommage corporel, soit à établir un régime de présomption de responsabilité et d’assurance obligatoire.18 Dans certains régimes, le propriétaire de l’automobile assume une responsabilité quasi absolue à l’égard du fonctionnement de la voiture19. Des règles différentes s’appliquent au conducteur20. Comment doit-on adapter ces règles aux cas des voitures sans conducteur?

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1 Voir, par exemple, sur l’impact de l’automobile dans la société québécoise du début du 20e siècle, Étienne Faugier, Automobile, transports urbains et mutations : l’automobilisation urbaine de Québec, 1919–1939, Urban History Review / Revue d’histoire urbaine, Volume 38, numéro 1, automne 2009, p. 26-37, http://id.erudit.org/iderudit/038465ar. Voir également les études française, anglaise et américaines citées à la note 24 de l’article de cet auteur.
2 Sean O’Connell. The Car in British Society: Class, Gender and Motoring 1896-1939.
(Studies in Popular Culture.) Manchester: Manchester University Press; dist. by St. Martin’s
Press, New York. 1998
3 Jean Sauvy, « Survol du système automobile », Culture technique, 25 (octobre 1992), 14.
4 Voir par exemple les annonces répertoriées sur le site http://www.driverless-future.com/?page_id=384
5 https://www.google.com/selfdrivingcar/
6 En ligne sur le site de l’Université Stanford http://cyberlaw.stanford.edu/files/blogimages/LevelsofDrivingAutomation.pdf
7 http://www.nhtsa.gov/About+NHTSA/Press+Releases/U.S.+Department+of+Transportation+Releases+Policy+on+Automated+Vehicle+Development
On trouve sur Wikipédia une traduction de la description de ces 5 niveaux :
Niveau 0 : Aucune automatisation (No-Automation) Le conducteur a un contrôle total et à tout instant des fonctions principales du véhicule (moteur, accélérateur, direction, freins).
Niveau 1 : Automatisation de certaines fonctions (Function-specific Automation) L’automatisation est présente pour certaines fonctions du véhicule, mais ne font qu’assister le conducteur qui garde le contrôle global. Par exemple, le système antiblocage des roues (ABS) ou l’électrostabilisateur programmé (ESP) vont automatiquement agir sur le frein antiblocage pour aider le conducteur à garder le contrôle du véhicule.
Niveau 2 : Automatisation de fonctions combinées (Combined Function Automation) Le contrôle d’au moins deux fonctions principales est combiné dans l’automatisation pour remplacer le conducteur dans certaines situations. Le régulateur de vitesse adaptatif combiné avec le centrage sur la voie fait entrer le véhicule dans cette catégorie, tout comme le Park Assist qui permet le stationnement sans que le conducteur n’agisse sur le volant ou les pédales.
Niveau 3 : Conduite autonome limitée (Limited Self-Driving Automation) Le conducteur peut céder le contrôle complet du véhicule au système automatisé qui sera alors chargé des fonctions critiques de sécurité. Cependant la conduite autonome ne peut avoir lieu que dans certaines conditions environnementales et de trafic (uniquement sur une autoroute par exemple). Il est imposé au conducteur d’être en mesure de pouvoir reprendre le contrôle dans un temps acceptable sur demande du système (notamment lorsque les conditions de circulation autonome ne sont plus réunies : sortie de l’autoroute, bouchon, etc.). La Google Car est actuellement à ce stade d’automatisation.
Niveau 4 : Conduite autonome complète (Full Self-Driving Automation) Le véhicule est conçu pour assurer seul l’ensemble des fonctions critiques de sécurité sur un trajet complet. Le conducteur fournit une destination ou des consignes de navigation mais n’est pas tenu de se rendre disponible pour reprendre le contrôle. Il peut d’ailleurs quitter le poste de conduite et le véhicule est capable de circuler sans occupant à bord. https://fr.wikipedia.org/wiki/V%C3%A9hicule_autonome
8 Erin Stepp, Three-Quarters of Americans “Afraid” to Ride in a Self-Driving Vehicle, AAA, http://newsroom.aaa.com/2016/03/three-quarters-of-americans-afraid-to-ride-in-a-self-driving-vehicle/.
9 Jemima Kiss, Tesla has no plans to disable autopilot mode as third recent crash is revealed, The Guardian, 12 juillet 2016, https://www.theguardian.com/technology/2016/jul/12/tesla-car-crash-montana-elon-musk-self-driving-cars.
10 Comme l’expliquent les Lignes directrices sur la conformité et la mise en application de Transport Canada , « [l’attestation] de conformité aux normes et règlements applicables demeure à la charge du fabricant du véhicule ou de l’équipement (régime d’autocertification) ». Transport Canada, Programme de surveillance de la sécurité des véhicules automobiles https://www.tc.gc.ca/fra/securiteautomobile/tp-tp12957-menu-173.htm#demonstration
11 Ce sera la gouvernance qui « mise plus sur l’horizontalité que la verticalité, d’où l’idée de gouvernance partagée plutôt que de gouvernance imposée ou contrainte ». B. Lévesque, Une gouvernance partagée et la prise un partenariat institutionnalisé pour la prise en charge des services d’intérêt général. Montréal : Université LA GOUVERNANCE PARTENARIALE 559 du Québec à Montréal, CRISES – Centre de recherche sur les innovations sociales, 2007, Collection «Études théoriques» No ET10701.
12 James Flagal, Un pour un : l’art de la réglementation adaptée – comment les organismes gouvernementaux peuvent faire pour motiver les entreprises assujetties à devenir vertueuses, http://www.cirl.ca/files/cirl/jamie_flagal-2016_ottawa-fr.pdf
13 L.C. 1993, ch. 16.
14 Transport Canada, Programme de surveillance de la sécurité des véhicules automobiles https://www.tc.gc.ca/fra/securiteautomobile/tp-tp12957-menu-173.htm#demonstration.
15 Ibid.
16 CCATM Vision sécurité routière 2010, http://www.bv.transports.gouv.qc.ca/mono/1143899.pdf; Transport Canada, Sécurité routière au Canada, 2011, https://www.tc.gc.ca/fra/securiteautomobile/tp-tp15145-1201.htm.
17 Émilie Corriveau, Sécurité routière – Les collisions sont la première cause de décès chez les jeunes.
8 décembre 2012, Le Devoir, http://www.ledevoir.com/societe/actualites-en-societe/365625/les-collisions-sont-la-premiere-cause-de-deces-chez-les-jeunes
18 COLLOQUE DU 25 MARS 2004, Les origines et l’avenir du régime québécois d’assurance-automobile, http://www4.fsa.ulaval.ca/wp-content/uploads/2015/06/10-Conference-Jean-Louis-Gauvin.pdf.
19 Voir par exemple l’article 108 de la Loi sur l’assurance-automobile du Québec, LRQ A-25
108. Le propriétaire de l’automobile est responsable du préjudice matériel causé par cette automobile.
Il ne peut repousser ou atténuer cette responsabilité qu’en faisant la preuve:
1. que le préjudice a été causé par la faute de la victime, d’un tiers, ou par cas de force majeure autre que celui résultant de l’état ou du fonctionnement de l’automobile, du fait ou de l’état de santé du conducteur ou d’un passager;
2. que, lors de l’accident, il avait été dépossédé de son automobile par vol et qu’il n’avait pu encore la recouvrer, sauf toutefois les cas visés dans l’article 103;
3. que, lors de l’accident survenu en dehors d’un chemin public, l’automobile était en la possession d’un garagiste ou d’un tiers pour remisage, réparation ou transport.
La personne en possession de l’automobile est responsable comme si elle en était le propriétaire dans les cas visés dans les paragraphes 2 et 3 du deuxième alinéa.
La responsabilité du propriétaire s’applique même au-delà du montant d’assurance obligatoire minimum; l’assureur est directement responsable envers la victime du paiement de l’indemnité qui pourrait lui être due, jusqu’à concurrence du montant de l’assurance souscrite.
20 Voir l’article 109 de la Loi sur l’assurance-automobile du Québec, LRQ A-25.
109. Le conducteur d’une automobile est solidairement responsable avec le propriétaire, à moins qu’il ne prouve que l’accident a été causé par la faute de la victime, d’un tiers ou par cas de force majeure autre que celui résultant de son état de santé ou du fait d’un passager.

À propos de l'auteur

Mistrale Goudreau

Mistrale Goudreau

Mistrale Goudreau est professeure titulaire à la Faculté de droit de l'Université d'Ottawa – Section de droit civil. Spécialiste de la propriété intellectuelle et industrielle, elle enseigne aussi l'interprétation des lois et la théorie du droit. Ses activités de recherche portent principalement sur le droit fédéral canadien de la propriété intellectuelle et son interaction avec les règles générales du droit civil.