Relier les traditions de justice : réflexions sur le dialogue Canada–Équateur

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lundi, 25 août 2025
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Relier les traditions de justice : réflexions sur le dialogue Canada–Équateur

J’ai eu la chance de participer à la première étape, récemment complétée, de l’entente administrative d’Affaires mondiales Canada (AMC), soit le Projet de partenariat d’assistance technique (PPAT), en collaboration avec le Commissariat à la magistrature fédérale (CMF) du Canada et la Cour nationale de justice de l’Équateur, portant sur l’interrelation entre les systèmes de justice autochtone et ordinaire (colonial) en Équateur.

En vertu de la Constitution équatorienne de 2008, les systèmes de justice autochtone et ordinaire ont un statut égal. Sans surprise, au cours des 18 dernières années, des questions tant théoriques que pratiques ont surgi quant à la manière dont ces deux systèmes peuvent et doivent coexister.

En 2023, à la suite d’une décision rendue en 2021 par la Cour constitutionnelle exigeant une plus grande intégration des traditions juridiques autochtones au sein du système judiciaire équatorien, le Conseil de la magistrature de l’Équateur a adopté la Résolution 053, laquelle établit des lignes directrices pour la coordination entre la justice autochtone et la justice ordinaire. Cette résolution a approuvé un protocole de dialogue interculturel et un guide de coopération entre les autorités de justice autochtone et ordinaire. Elle visait à s’assurer que, sous réserve d’un contrôle constitutionnel, la compétence autochtone soit respectée. Elle imposait également une formation aux intervenants du système de justice ordinaire, y compris les juges de première ligne, les procureurs et la police. Elle prévoyait en outre la création d’un registre numérique pour suivre les dossiers impliquant la justice autochtone, ainsi que la mise en place de mécanismes de coordination juridique.

En 2024, à la demande de la Cour nationale de l’Équateur (la plus haute cour du pays, à l’exception des questions constitutionnelles), une initiative du PPAT, avec la participation du CMF, a été approuvée par AMC. L’origine de cette initiative reposait sur le fait que le Canada, et plus particulièrement sa magistrature fédérale, fort des leçons tirées — et encore à tirer — de son histoire tourmentée avec les peuples autochtones, et dans la foulée des appels à l’action de la Commission de vérité et réconciliation, pouvait à la fois apporter son soutien et s’inspirer de l’expérience équatorienne.

Dans cette optique, en novembre 2024, une délégation de la Cour nationale de l’Équateur, dirigée par le juge en chef Jose Suing Nagua, a visité le Canada. Après des rencontres avec des membres de la magistrature canadienne, incluant le juge en chef du Canada, le très honorable Richard Wagner, la délégation a assisté au Symposium sur la justice autochtone : partage des connaissances de l’ICAJ, tenu à Calgary, en Alberta. Elle a ensuite passé deux jours à Vancouver, où elle a rencontré le juge en chef Gillespie de la Cour provinciale de la Colombie-Britannique ainsi que des juges de cette cour afin d’examiner l’expérience des First Nations Courts de la province. Des rencontres supplémentaires ont eu lieu avec le Vancouver Indigenous Justice Centre et la Commission des traités de la Colombie-Britannique.

En mars 2025, une délégation canadienne composée de deux juges, du sous-commissaire du CMF et d’un haut fonctionnaire du CMF responsable de l’engagement international, s’est rendue en Équateur. Il s’agissait, en fait, d’une « mission exploratoire » visant à rencontrer certains des divers intervenants (y compris des membres de la Cour nationale, de la Cour constitutionnelle, du milieu universitaire et des représentants des communautés autochtones) et à définir une voie à suivre afin de favoriser un dialogue constructif. Notre délégation s’est également rendue dans la communauté autochtone de La Cocha, à l’origine de deux décisions importantes de la Cour constitutionnelle portant sur les paramètres de la justice autochtone et les enjeux de compétence qui s’étaient posés entre les deux systèmes de justice en Équateur.

À la conclusion de cette première étape de notre engagement, il a été décidé de tenir trois jours de consultations, en juin 2025, avec un groupe « pilote » regroupant divers intervenants des systèmes de justice autochtone et ordinaire. Ces consultations ont eu lieu à la mi-juin 2025 à Quito, en Équateur, et notre groupe initial a alors été rejoint par l’honorable Leonard Marchand, juge en chef de la Colombie-Britannique, et l’honorable juge Tom Crabtree, de la Cour suprême de la Colombie-Britannique et dirigeant judiciaire en chef de l’Institut national de la magistrature (INM).

Ces rencontres ont rassemblé un groupe diversifié et engagé de participants, incluant des autorités de justice autochtone des communautés Natabuela, Cacha et Kichwa (notamment de Canelos, Río Anzu, AIEPRA et Yachak), ainsi que des juges, procureurs, policiers, avocats de la défense publique et institutions universitaires comme le CEDEC (Centre d’études et de diffusion du droit constitutionnel). L’ordre du jour portait sur des thèmes précis, dont :

  • Les limites de compétence du système de justice autochtone;
  • Le traitement des crimes graves dans les systèmes de justice ordinaire et autochtone;
  • Les défis de la coordination interinstitutionnelle.

Ces échanges comprenaient des présentations par des conférenciers principaux pour introduire les enjeux, suivies de délibérations en petits groupes de travail et de séances plénières visant à consolider les principales conclusions.

Les consultations se sont conclues par des suggestions des intervenants quant à un plan d’actions futures. La délégation canadienne a ensuite rencontré le juge en chef Suing et des représentants de notre partenaire équatorien, la Cour nationale de justice, pour examiner certaines des recommandations clés. De retour au Canada, ces recommandations ont été finalisées et communiquées au juge en chef Suing.

Selon la délégation canadienne, l’un des résultats les plus précieux de ces consultations a été le renforcement des liens, non seulement entre les acteurs institutionnels des deux systèmes de justice, mais aussi entre les communautés autochtones elles-mêmes. Il est apparu évident que plusieurs d’entre elles s’engageaient à se soutenir mutuellement par l’apprentissage partagé, les échanges entre pairs et l’élaboration de leurs propres modèles de justice. Ces liens sont essentiels pour consolider la compétence et les pratiques de la justice autochtone d’une manière à la fois autonome et collaborative.

Alors que je réfléchis à ma première mission internationale à titre de juge canadien, certaines observations me viennent à l’esprit :

  • Bien que je me sois toujours considéré très privilégié de faire partie d’une magistrature forte, impartiale et indépendante, cette impression a été renforcée par mon expérience équatorienne. Les juges équatoriens avec qui j’ai interagi étaient des personnes de principe, et ce projet n’aurait pas vu le jour sans le leadership et l’engagement du juge en chef Suing. Cela dit, j’ai également constaté une grande méfiance, voire du scepticisme, de la part des communautés autochtones à l’égard des membres de la justice ordinaire, c’est-à-dire coloniale. En partie grâce à notre transparence concernant l’histoire troublée du Canada avec ses propres peuples autochtones et à notre reconnaissance de la nécessité d’apprendre des erreurs du passé pour entrevoir un avenir plus positif, il m’a semblé que nous avions une certaine crédibilité auprès de l’ensemble des intervenants, en particulier les communautés autochtones présentes. Le fait que deux de nos juges soient eux-mêmes autochtones et pourtant clairement des personnes importantes dans notre propre système de justice colonial n’a pas échappé aux participants et, à mon avis, a renforcé la crédibilité que nous apportions aux discussions;
  • Il est bien sûr impossible de prévoir ce qui découlera de ces consultations. Bien que la deuxième mission du PPAT puisse offrir l’occasion de donner suite à certains points, cela n’est pas garanti. Néanmoins, un fort sentiment d’engagement et de détermination s’est dégagé des intervenants présents, autochtones et non autochtones, à tirer profit de l’occasion unique qu’a représentée cette première rencontre depuis l’adoption de la Résolution 053. Et il importe de souligner que ces premières consultations n’auraient pas eu lieu sans cette initiative du PPAT;
  • Je trouve ironique, mais non surprenant, compte tenu de ce que j’ai observé lors de mes deux visites, que dans leurs remarques finales, les divers intervenants aient exprimé l’attente que la Cour nationale de justice joue un rôle de chef de file dans le dialogue accru et les plans d’action à venir. Nonobstant les dispositions claires de la Constitution de 2008, c’est le pouvoir judiciaire équatorien, en particulier la Cour nationale de justice et la Cour constitutionnelle, plutôt que les branches législative ou exécutive du gouvernement, qui mène la voie dans la reconnaissance et la promotion de l’égalité entre les systèmes de justice autochtone et ordinaire.

 

Patrice Abrioux, Cour d’appel de la Colombie-Britannique

 

 

À propos de l'auteur

L'honorable Patrice Abrioux

L'honorable Patrice Abrioux

Juge à la Cour d’appel de la Colombie-Britannique

L’honorable juge Patrice Abrioux est né à Aberdeen, en Écosse, et a immigré au Canada en 1967, où sa famille a d’abord résidé à Regina, en Saskatchewan, puis à Victoria, en Colombie-Britannique. Il a obtenu son baccalauréat spécialisé (B.A. Hons) de l’Université de Victoria en 1976 et son baccalauréat en droit (LL.B) de l’Université McGill en 1980. Il a été admis au Barreau de la Colombie-Britannique en 1981. Il a exercé principalement dans le domaine du litige civil à Vancouver, en C.-B., jusqu’à sa nomination à la Cour suprême de la Colombie-Britannique en 2011. Il a été nommé à la Cour d’appel de la Colombie-Britannique en mars 2019.

À titre d’avocat, il a été pendant de nombreuses années un conférencier régulier dans le cadre des cours de la Société pour l’éducation permanente en droit (CLE). Il a été membre du Comité de formation de la Cour suprême de 2012 à 2019 et en a assumé la présidence jusqu’en décembre 2017. Il a également été membre du comité exécutif de la Cour jusqu’à sa nomination à la Cour d’appel. Il a participé activement à l’Institut national de la magistrature (INM) et a agi à plusieurs reprises comme facilitateur dans le cadre du Programme fédéral pour les nouveaux juges de l’ICAJ/INM.

Il est parfaitement bilingue. En 2012, il a reçu une reconnaissance spéciale de la Fédération des francophones de la Colombie-Britannique et, en 2014, il a été décoré de l’Ordre national du Mérite de la France pour sa contribution aux communautés francophones de la Colombie-Britannique. Il est actuellement membre du Comité des règles de la Cour d’appel et préside le Comité de formation de la Cour.