Des règles de protection de la vie privée pour prévenir la discrimination

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mercredi, 18 décembre 2019
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Lors d’un entretien d’embauche, il y a plusieurs choses que les employeurs potentiels n’ont pas le droit de demander aux candidats. Que l’on pense aux règles interdisant de poser des questions sur l’âge, les handicaps, l’état matrimonial ou l’intention d’avoir un enfant. La logique qui sous-tend ces règles est que les décideurs ne seront pas en mesure de faire de la discrimination s’ils ne disposent pas des informations sensibles qui pourraient être utilisées pour cela.

Les règles de protection de la vie privée peuvent constituer un rempart contre la discrimination, en limitant l’accès aux renseignements que la législation antidiscrimination considère être dommageables dans le cadre d’un processus décisionnel. L’approche traditionnelle est réactive : on intervient après qu’un acte discriminatoire a porté préjudice. Mais, parfois, les lois et les règlements sont préventifs: ils empêchent d’entrée de jeu qu’un décideur puisse obtenir des renseignements concernant l’appartenance d’une personne à un groupe protégé. Sans cette information, le décideur ne peut agir de manière illégale selon la législation antidiscrimination.

Mieux vaut prévenir que guérir. Si le recours aux tribunaux est essentiel pour réparer la discrimination passée et décourager la discrimination future, des mesures préventives peuvent contribuer plus directement à éliminer la discrimination. Réglementer l’acquisition de telles informations peut donc apporter d’énormes avantages. Ces règles s’appliquent dans plusieurs domaines du droit, comme ceux qui régissent les relations propriétaires-locataires, les soins de santé, les admissions scolaires, les prêts et l’emploi. Si ces règles étaient bien comprises, elles pourraient s’appliquer dans bien d’autres domaines.

Cependant, les lois et règlements actuels sont appliqués en l’absence d’une théorie ou d’un cadre permettant de déterminer leur efficacité. Jusqu’à présent, nous n’avons aucun moyen de déterminer quand avoir davantage d’information contribue aux efforts de lutte contre la discrimination et quand cela devient préjudiciable. Avancer ainsi à tâtons a donné des résultats mitigés, tantôt empêchant la discrimination, tantôt causant l’effet inverse.

Deux études de cas majeures illustrent les contradictions entre le blocage de l’information (vie privée) et la discrimination. La première est une étude bien connue sur les auditions d’orchestres où un rideau séparait les musiciens des évaluateurs afin de réduire la discrimination fondée sur le sexe. Empêcher de connaître une information personnelle protégeait contre la discrimination. La seconde étude porte sur la tentative de protéger les personnes reconnues coupables contre la discrimination dans l’emploi en interdisant de demander si le candidat a un casier judiciaire dans les formulaires de demande d’emploi. Dans les faits, cette règle a conduit à une discrimination raciale accrue de la part des employeurs et a donc eu un effet contraire à ce qui était souhaité.

La protection de la vie privée antidiscriminatoire offre un nouveau cadre pour déterminer quand l’information doit circuler et quand elle doit être cachée aux décideurs dans le but de prévenir la discrimination. Le succès de ces mesures dépend de la relation entre les renseignements protégés, comme la race, et les passerelles permettant d’obtenir des renseignements protégés, comme le nom et le code postal. Les types de passerelles nécessaires pour obtenir l’information bloquée détermineront si le blocage sera efficace.

La première étape pour prévenir la discrimination au moyen de règles contre la discrimination consiste à trouver et à bloquer les autres données qui servent de passerelle pour les catégories protégées. Si le genre n’est pas déclaré, mais que les décideurs peuvent évaluer le genre par le nom des personnes, le blocage des informations sur le genre sera inefficace.

Cependant, les passerelles n’ont pas toutes la même valeur. Certaines réduisent la discrimination pour un sous-groupe, d’autres l’augmentent et d’autres encore la transfèrent à un autre groupe qu’il chevauche (comme dans la deuxième étude). Pour que les règles de protection de la vie privée soient efficaces, elles doivent (i) tenir compte des passerelles qui réduisent ou élargissent le groupe de personnes victimes de discrimination, afin d’évaluer l’utilité de ces passerelles pour aider les catégories protégées et (ii) bloquer les informations qui peuvent être utilisées comme passerelles pour étendre la discrimination à d’autres groupes protégés.

Ce cadre présente une série d’avantages au niveau de la théorie et des politiques, en ce qui concerne la compréhension actuelle des règles de protection. D’un point de vue théorique, elle met en lumière la relation entre la protection de la vie privée et la discrimination, en montrant quand et comment les règles de protection de la vie privée protègent des valeurs sociales plus larges : elle aide à prédire l’efficacité des règles de protection de la vie privée en matière de discrimination. Ses applications vont de l’interdiction traditionnelle d’interroger les candidates sur leur intention de prendre un congé de maternité au traitement des données génétiques dans les lois provinciales comme la Loi sur la protection des renseignements personnels dans le secteur privé du Québec et la Loi sur les renseignements médicaux personnels du Manitoba, en passant par des mesures de neutralité de l’apparence comme le Projet de loi no 21 du Québec et l’interdiction de voyager dans Trump v. Hawaii, et la discrimination algorithmique.

Du point de vue des politiques, ce cadre crée une approche préventive pour lutter contre la discrimination. Par son fonctionnement a priori, ce cadre permet d’éviter les préjudices sociaux créés par les comportements discriminatoires, un problème que l’indemnisation a posteriori ne résout que partiellement. En outre, il peut combattre plus efficacement les préjugés inconscients que les efforts antidiscriminatoires a posteriori. Il offre donc une protection plus large aux groupes minoritaires, en particulier à ceux qui ne sont pas protégés par la loi.

Sur le plan de la doctrine, ce cadre permet une protection variable contre l’apparence de neutralité des décisions tout en restant dans la logique plus conservatrice et plus simple de la discrimination directe. Ce dernier élément est crucial lorsque le climat politique conduit à un refus d’étendre des mesures contre la discrimination indirecte. Cette méthode préventive est donc utile dans les cas où la discrimination indirecte est reconnue, mais qu’il y a des difficultés probantes à l’établir, par exemple lorsque l’intention est requise pour établir la discrimination, mais qu’elle est difficile à prouver, ou lorsque l’effet disparate lui-même est admis comme norme de preuve, mais est difficile à prouver.

En résumé, le cadre présenté ici aide à déterminer l’efficacité des mesures antidiscriminatoires fondées sur le blocage d’information et explique comment concevoir des règles de protection de la vie privée qui empêchent la discrimination. Il existe différentes manières de lutter contre la discrimination en plus des procédures judiciaires qui interviennent a posteriori. Il existe, par exemple, des mesures de discrimination positive dans le domaine de l’éducation et des quotas pour les membres des conseils d’administration. En explorant les flux d’information qui sont communs dans les normes de protection de la vie privée et les normes antidiscriminatoires, la protection de la vie privée antidiscriminatoire amène une autre façon de combattre la discrimination : en utilisant les règles de protection de la vie privée.


Le professeur Cofone a fait partie des conférenciers de la conférence annuelle 2019 de l’ICAJ sur «L’impact de l’intelligence artificielle et des médias sociaux sur les institutions juridiques». Il est l’un des lauréats 2019 du prix annuel du Forum sur l’avenir de la protection de la vie privée « Privacy Papers for Policymakers » pour la lutte contre la discrimination en matière de vie privée. Lire son article

À propos de l'auteur

Ignacio N. Cofone

Ignacio N. Cofone

Ignacio Cofone est professeur adjoint à la Faculté de droit de l'Université McGill, où il enseigne le droit de la vie privée, le droit des associations commerciales et le droit de l'intelligence artificielle.