Légiférer par généralités ou en termes précis? Quelle question!
Dans le processus d’élaboration d’un texte législatif, le légiste est confronté à un certain nombre de défis terminologiques, dont celui de choisir le vocabulaire approprié. Faut-il utiliser des termes précis ou des concepts généraux ? Un spécialiste, dans les années 80, a posé la question : « Doit-on légiférer par généralités ou doit-on tout dire? »[1]
Cette question est abordée dans les guides de rédaction. Il faut que le texte de loi « comporte le degré de précision nécessaire »[2]. Certains experts semblent plutôt prôner la généralité. « Les concepts devront être aussi généraux que le permet la réalité qu’ils servent à représenter, car il en résultera une meilleure compréhension du message à communiquer. D’une part, les idées essentielles ou principes exprimés par le texte seront mieux mis en évidence. D’autre part, le texte sera plus concis. »[3] Certes, on comprend qu’à l’énumération des cas d’application d’une norme, telle une règle applicable aux « chats, chiens, rongeurs, oiseaux », on peut aisément substituer une règle applicable aux « animaux domestiques »[4].
Mais, en plus de ces préoccupations d’ordre légistique, des considérations de politique publique devraient retenir l’attention du régulateur. Car l’emploi de concepts larges, de termes généraux, aussi appelés notions au contenu variable[5], ou standards[6] a un impact sur l’effectivité[7] ou la force normative[8] de cette règle. En effet, les rapports coûts/bénéfices sont différents selon que l’on est en présence d’une règle précise (que l’on présumera ici claire) et celle incorporant un standard. Les règles précises sont plus coûteuses à promulguer que les standards, parce qu’elles impliquent que l’on détermine à l’avance avec certitude le champ d’application de la loi, qu’on envisage toutes les éventualités. La tâche est particulièrement difficile dans un secteur d’activités dans lequel l’intervention étatique est nouvelle ou controversée. L’application, par contre, soulève moins de difficultés.
Au contraire, l’emploi de termes généraux dans un texte de loi accorde une discrétion à la personne chargée d’appliquer la règle; il invite l’interprète à une approche dynamique et permet à la loi de s’adapter à des situations changeantes[9] ou aux nouvelles valeurs de la société. Les coûts sont transférés aux personnes chargées de la mise en application de la règle[10]. D’abord, si la règle doit être suivie par le grand public, celui-ci agira généralement dans l’ignorance de l’interprétation judiciaire de la norme ou devra supporter les dépenses associées à l’avis juridique. L’imprécision de la règle peut aussi amener les citoyens, même bien intentionnés, à enfreindre la règle, minant l’effectivité du droit[11]. Elle aura aussi tendance à désavantager les parties économiquement faibles qui craignent l’impact financier d’un recours en justice. Au contraire, dans les milieux reconnus pour leurs attitudes contentieuses, on pourra craindre une prolifération de litiges. Bref, le choix entre le terme précis ou le standard en rédaction des lois n’est pas qu’une question de mots, c’est aussi une affaire de politique publique.
L’ICAJ vise à améliorer l’administration de la justice au pays. Ce mandat se traduit entre autres par une offre de programmes conçus pour les professionnels du droit spécialisés en rédaction. Cette offre comprend des conférences nationales (cliquez sur les liens suivants pour consulter les textes et les vidéos des éditions passées) et des webinaires (cliquez sur les liens suivants pour consulter les textes et les vidéos des éditions passées) sur des sujets variés. Ces programmes comptent parmi les principales sources de formation juridique continue pour la communauté de rédaction législative à travers le Canada et attirent aussi des participants de partout dans le monde. La prochaine conférence aura lieu à Ottawa, les 10 et 11 septembre 2019.
[1] D Jacoby, « Doit-on légiférer par généralités ou doit-on tout dire? » (1983) 13 R.D.U.S. 257.
[2] Protocole de rédaction uniforme de la Conférence pour l’harmonisation des lois au Canada, en ligne : http://www.ulcc.ca/fr/lois-uniformes-fr-fr-1/547-conventions-de-la-redaction/67-protocole-de-redaction-uniforme
[3] R Tremblay et al, Éléments de légistique: comment les lois et les règlements, Montréal, Éd. Yvon Blais, 2010, p 320.
[4] Voir des exemples donnés dans le chapitre II de QUÉBEC, Conseil de la langue française, Rédaction des lois : rendez-vous du droit et de la culture, sous la direction de M SPARER et W SCHWAB, Québec, Éditeur officiel du Québec, 1980.
[5] C Perelman et R Vander Elst (dir.), Les notions à contenu variable en droit, Bruxelles, Bruylant, 1984.
[6] Les notions de « bon père de famille », « limite raisonnable », « bonne foi » seraient des exemples de ces standards : A El-Sanhourî, « Le standard juridique », dans Recueil d’études sur les sources du droit en l’honneur de François Gény, t. II : Les sources générales des systèmes juridiques actuels, Paris, Librairie du recueil Sirey, 1934, pp. 144 et s
[7] L’effectivité correspond au « degré de congruence entre les objectifs visés et le comportement effectif des groupes cible. » : A Flückiger, « L’évaluation législative ou comment mesurer l’efficacité des lois », [2007] XLV‑138 Revue européenne des sciences sociales/ European Journal of Social Sciences 83, par 9.
[8] Catherine Thivierge, La force normative. Naissance d’un concept, Paris, LGDJ, 2009.
[9] Ruth Sullivan, Statutory Interpretation, 3 éd, Toronto, Irvin Law, 2016 pp 106 et 195.
[10] Louis Kaplow, « Rules Versus Standards: An Economic Analysis », (1992) 42:3 Duke Law Journal 557.
[11] Russell B Korobkin, « Behavioral Analysis and Legal Form: Rules vs. Standards Revisited », (2002) 79-1 Oregon Law Review 23.