Une histoire du droit, de la justice et de l’indépendance*
En 1616, Lord Coke est juge en chef de la Cour du Banc du Roi d’Angleterre. Depuis sa nomination comme juge, Lord Coke rend des opinions qui déplaisent au roi Jacques 1er. Ainsi, en 1607, dans Prohibitions del Roy, Lord Coke, qui est alors juge en chef de la Cour des plaids communs, conclut que le roi ne peut siéger en tant que juge, puisqu’il a délégué ses pouvoirs judiciaires aux juges des cours de droit commun. En réponse au roi qui prétend bien connaître le droit, Lord Coke écrit que les juges sont les mieux versés dans la « raison artificielle du droit » que les longues années d’étude leur ont permis de maîtriser; de plus, si le roi n’est soumis à aucune autre personne dans son royaume, il est néanmoins soumis au droit et à Dieu. Dans une autre affaire, le cas des Proclamations (1610), Lord Coke écrit que le roi ne peut changer le droit sans l’accord du Parlement.
En 1613, Lord Coke est nommé à la Cour du Banc du roi où l’on croit que ses opinions seront moins néfastes pour le maintien des privilèges royaux. Mais en 1615, dans l’affaire Peacham, Lord Coke écrit que le roi ne peut demander à ses juges des opinions extrajudiciaires sur une affaire pendante. Les juges ne peuvent être consultés individuellement, mais seulement en tant que corps. Le 14 novembre 1616, Lord Coke est démis de ses fonctions de juge en chef par Jacques 1er.
Les trois opinions rendues par Lord Coke dans ces affaires forment les trois socles sur lesquels notre système de gouvernement est bâti : la primauté du droit, la suprématie parlementaire et l’indépendance judiciaire. Quelques années plus tard, le Parlement britannique adopte la Déclaration des droits (1689), un statut établissant la suprématie des lois votées par le Parlement sur la prérogative royale. Puis en 1701, dans la Loi d’Établissement, il est prévu que les juges ne seront plus nommés selon le bon vouloir du roi, mais quamdiu se bene gesserint, ce qui signifie durant bonne conduite.
Revenons au Canada maintenant. Entre 1944 et 1959, Maurice Duplessis cumule les charges de premier ministre et de procureur général du Québec. En 1946, il ordonne au gérant général de la Commission des liqueurs de révoquer le permis d’alcool de Frank Roncarelli, un restaurateur prospère de Montréal, dans le but précis de l’empêcher de payer les cautions des Témoins de Jéhovah emprisonnés pour prosélytisme. Sans permis d’alcool, le restaurant périclite et M. Roncarelli déclare faillite. Dans un jugement phare, la Cour suprême du Canada conclut que le premier ministre a abusé de son pouvoir. C’est dans l’affaire Roncarelli que la Cour suprême énonce l’idée que de permettre à une administration de se laisser dicter ses actions selon les buts non pertinents d’agents publics abusant de leur pouvoir [traduction] « marquerait le début de la désintégration de l’état de droit (rule of law) en tant que postulat fondamental de notre structure constitutionnelle ».
Le Canada n’est plus l’Angleterre du 17e siècle ni le Québec des années 1950. Malgré le passage du temps, en 2019 comme en 1616 ou en 1959, le choix de la société dans laquelle nous voulons vivre s’impose toujours de manière aussi importante : une société juridiquement régulée ou une autre, dans laquelle les impératifs politiques ou économiques du moment dictent la marche à suivre et suffisent à faire plier le droit et ceux qui se mettent sur leur passage.
*Pour lire le texte entier paru dans La Presse+ le 6 mars 2019, cliquez ici.