Hors champ: Le sujet de droit à l’intersection du droit à l’égalité et de la liberté de religion
À l’ère de la mondialisation des connaissances, du mouvement des populations et de la porosité des frontières, le Canada—à l’instar de plusieurs pays—fait face à un dilemme identitaire de taille : quelle place doit-on accorder à la religion dans une société laïque? En droit de la famille, cette question est primordiale, car elle révèle un défi supplémentaire dans la reconnaissance de la liberté de religion: est-ce possible de concilier le droit à l’égalité entre les genres avec la reconnaissance d’un droit à la liberté religieuse dans un contexte où ces deux principes nous semblent antinomiques? Alors que la question du mariage religieux a soulevé de vives polémiques au Québec, en plus de susciter bon nombre d’interrogations sur l’impact des unions religieuses sur les droits civils et le régime matrimonial des époux, il est impératif de réfléchir à l’articulation de ces deux droits fondamentaux.
Au Canada, l’État accorde à son droit civil le monopole sur la règlementation du mariage et du divorce. Les mariages religieux ne sont pas reconnus et doivent être doublés d’une cérémonie civile pour tomber sous le régime civil du droit de la famille; de même, le divorce religieux n’a pas force légale au Canada. Cet état de droit place les individus qui optent pour un mariage religieux dans un espace culturel et juridique singulier. Ainsi, lorsque l’union religieuse prend fin, même si les parties sont protégées civilement, le droit étatique est si peu perméable aux particularités du droit religieux des parties que celles-ci ne considèrent pas le processus civil comme une alternative viable.
Selon les lois religieuses, le mari et l’épouse ont des droits et des responsabilités distincts au sein du mariage. Quand un mariage se brise, l’accès au divorce religieux est très différent selon le sexe de la personne. Plusieurs recherches se sont penchées sur ces questions: les femmes qui font partie de communautés religieuses «subissent davantage de restrictions quant au droit au mariage, au droit de transmettre leur nationalité ou leur appartenance à leurs enfants, à l’accès au divorce, à la situation financière et à la possibilité d’obtenir la garde des enfants.» (Ann Laquer Estin)
Dans le droit de la famille juif, par exemple, le mariage ne peut se défaire qu’à la mort d’un des époux ou lorsque le mari accorde le divorce (get). Si le mari refuse de l’octroyer, la femme sera considérée comme une agunah, littéralement, femme «enchaînée» ou «ancrée». Si une femme agunah se marie civilement, la relation sera considérée comme adultère selon la loi juive. Elle ne pourra donc jamais conclure de mariage religieux avec son nouveau conjoint. Pourtant, les femmes juives décrivent le droit religieux comme étant parsemé de vides juridiques, rendant possible l’élaboration de stratégies et la mise en litige du get, qui peut aller jusqu’à donner aux normes religieuses la forme d’un contrat civil qui contraint le mari à accorder le get. La religion ne se réduit donc pas à un statut : elle offre des possibilités d’arrangements privés et de négociations fluides dans les coulisses du droit.
Selon le droit islamique traditionnel, une femme ne peut obtenir le divorce par sa volonté, sauf dans le cas du divorce faskh, qui est décrété par un tribunal islamique pour des raisons précises comme des mauvais traitements physiques ou mentaux, la disparition, le manque de piété ou l’impuissance sexuelle du mari. Les seules autres possibilités qui existent sont le divorce khul, pour lequel le consentement du mari est requis et qui emporte une pénalité économique pour l’épouse, et le divorce talaq, qui est la déclaration unilatérale du mari communément appelée «répudiation». Malgré cet accès restrictif au divorce, on observe sur le terrain une certaine fluidité des normes. Dans certains cas, le consentement du mari n’est pas requis pour obtenir le divorce; dans d’autres, la communauté et les leaders religieux peuvent agir à titre de médiateur pour arriver à une solution.
Force est donc de constater que les frontières entre le droit civil et le droit religieux sont poreuses. Plus encore, le processus de «double navigation» et d’interaction entre les normes religieuses et le droit civil est susceptible de favoriser les femmes pratiquantes en leur accordant une plus grande autonomie ainsi qu’une variété de ressources pour obtenir les résultats souhaités. Comme société soucieuse de mettre en œuvre les droits à l’égalité et à la liberté de religion d’une manière substantive, il importe de comprendre ce qui amène les femmes à se définir à travers un système plutôt qu’un autre. Il devient alors impératif de mieux saisir le sujet de droit à qui l’État s’adresse, et de comprendre la toile de fond normative contre laquelle ce sujet évolue et se définit. Le sujet abstrait des Chartes et des lois se perd dans ces rencontres et ne suffit plus: il faut désormais connaître la personne qui vit à l’intersection de ces normes.
Un des plus grands enjeux liés à la diversité religieuse au Canada consistera donc à faire place à ces sujets de droit, c’est-à-dire à mieux les comprendre, mieux les écouter et intégrer davantage à notre droit une reconnaissance réelle de leurs réalités, sans pour autant faire de concessions déraisonnables sur ce que le droit à l’égalité suppose. Or, comme le soulignait la Cour suprême dans l’arrêt Bruker c. Marcovitz, le droit à l’égalité ne peut se faire au détriment d’une reconnaissance de la liberté de religion. Penser l’interaction du droit civil et des droits religieux sera l’une des tâches les plus complexes à laquelle les tribunaux, et le droit de manière générale, devront s’atteler pour développer un véritable droit à l’égalité.